Jiddu Krishnamurti

L'État de Conscience Sans Choix (Choiceless Awareness)

Entretien à la Radio de New Delhi 6 Novembre, 1948

Le monde est en désarroi et dans la misère, et chaque nation, y compris l’Inde, est à la recherche d’un moyen de sortir de ce conflit, cette douleur croissante. Bien que l’Inde ait acquis une soi-disant liberté, elle est prise dans la tourmente de l’exploitation, comme tout autre peuple; les antagonismes communautaires et de caste sont monnaie courante, et même si elle n’est pas aussi avancé que l’Occident dans le domaine technologique, elle est confrontée comme le reste du monde à des problèmes qu’aucun politicien, aucun économiste ou réformateur, si grand soit-il, est en mesure de résoudre. Elle semble être si complètement submergée par les problèmes inattendus qui lui font face, qu’elle est prête à sacrifier, à des fins immédiates, les valeurs essentielles et la compréhension cumulative de la lutte de l’Homme. L’Inde donne son cœur à la pompe brillante et glamour d’un État moderne. Ce n’est sûrement pas la liberté.

Le problème de l’Inde est le problème mondial, et demander simplement au monde entier la solution à son problème c’est éviter de comprendre le problème lui-même. Bien que l’Inde ait été, dans l’Antiquité, une source de grande action, regarder simplement ce passé, respirer l’air mort des choses qui furent, ne débouche pas sur la compréhension créative du présent. Tant que nous ne comprenons pas le présent douloureux, on ne pourra résoudre aucun problème humain, s’enfuir simplement dans le passé ou dans le futur est tout à fait vain.

La crise actuelle, qui est évidemment sans précédent, exige une approche entièrement nouvelle au problème de notre existence. Partout dans le monde, l’homme est frustré et souffre, toutes les voies qu’il a emprunté pour rechercher son accomplissement ont échoué. Jusqu’à présent, le diagnostic et le remède de ce problème ont été laissés aux spécialistes, et toute spécialisation empêche une action intégrale. Nous avons divisé la vie en départements, et chaque département a son propre expert, et c’est à ces experts que nous avons confié notre vie, pour être façonné selon le modèle de leur choix. Nous avons donc perdu tout sens de la responsabilité individuelle, et cette irresponsabilité nie la confiance en soi. Le manque de confiance en soi est le résultat de la peur, et nous essayons de cacher cette peur par ce qu’on appelle l’action collective, par la recherche de résultats immédiats, ou par le sacrifice du présent vers une utopie future. La confiance vient avec l’action qui est entièrement réfléchie et ressentie.

Parce que nous nous sommes permis de devenir irresponsables, nous avons généré de la confusion, et dans notre confusion, nous avons choisi des dirigeants qui sont eux-mêmes confus. Cela nous a conduits au désespoir, à une profonde et sourde frustration; cela a vidé nos cœurs, qui ne réagissent pas avec enthousiasme ni rapidement et, par conséquent, nous ne trouvons jamais une nouvelle approche à nos problèmes. Tout ce que nous semblons capables de faire, malheureusement, est de suivre un chef, ancien ou nouveau, qui promet de nous emmener vers un autre monde d’espérance. Au lieu de comprendre notre propre irresponsabilité, nous nous adressons à une idéologie ou à une activité sociale facilement reconnaissable. Il faut de l’intelligence pour percevoir clairement que le problème de l’existence est relationel, qui doit être abordé directement et simplement. Parce que nous ne comprenons pas nos relations, qu’elles soient individuelles ou collectives, nous attendons que l’expert résolve nos problèmes; mais il est vain de compter sur les spécialistes, car ils ne peuvent penser que dans le paradigme de leur conditionnement. Pour résoudre cette crise, vous et moi devons nous tourner vers nous-mêmes - non pas vers l’Orient ou l’Occident, selon notre propre culture, mais en tant qu’êtres humains.

Maintenant, nous sommes interpellés par la guerre, par les races et les classes sociales, et par la technologie, et si notre réponse à ce défi n’a pas la créativité adéquate, nous devrons faire face à une plus grande catastrophe et une plus grande douleur. Notre véritable difficulté est que nous sommes tellement conditionnés par nos perspectives orientale ou occidentale, ou par une idéologie sournoise, qu’il nous est devenu presque impossible de penser au problème avec un esprit neuf. Vous êtes soit un Anglais, un Indien, un Russe ou un Américain, et vous essayez de répondre à ce défi, selon le schéma dans lequel vous avez été élevé. Mais ces problèmes ne pourront être résolus de manière adéquate tant que vous ne serez pas libéré de votre origine ou idéologie nationale, sociale et politique; ces problèmes ne pourront jamais trouver de solution dans le cadre de tout système, qu’il soit de gauche ou de droite. Les nombreux problèmes humains ne pourront être résolus que lorsque vous et moi comprendrons nos relations l’un à l’autre, et avec la collectivité - qui est la société. Rien ne peut vivre isolément. Être, c’est être en relation, et parce que nous refusons de voir cette vérité, nos relations sont une source importante de conflit et de douleur. Nous avons éludé le défi en prenant la fuite dans l’abstraction qui est la multitude. Cette évasion n’a pas de véritable signification, car la multitude, c’est vous et moi. Il est faux de penser en termes de multitude, car la multitude est vous-même en relation avec l’autre, et si vous ne comprenez pas cette relation, vous devenez une entité amorphe exploitée par le politicien, le prêtre et l’expert.

La guerre idéologique qui se déroule à présent a ses racines dans la confusion qui existe dans votre relation avec l’autre. La guerre est évidemment l’expression spectaculaire et sanglante de votre vie quotidienne. Vous créez une société qui vous représente, et vos gouvernements sont le reflet de votre propre confusion et manque d’intégration. Ignorant cela, vous essayez de ne résoudre le problème de la guerre que sur le plan économique ou le niveau idéologique. La guerre existera tant qu’il y aura des états nationalistes avec leurs gouvernements souverains et leurs frontières. Les réunions autour d’une table des différents représentants nationaux ne mettera en aucune façon fin à la guerre; car comment peut-il y avoir une bonne volonté tant que vous vous attachez à des dogmes organisés appelés religion, aussi longtemps que vous restez nationalistes, avec des idéologies soutenues par gouvernements souverains totalement armés ? Jusqu’à ce que vous voyez ces choses comme un obstacle à la paix, et réalisez leurs mensonges cultivés, il ne pourra y avoir de liberté à partir de conflits, confusions et antagonismes; au contraire, tout ce que vous dites ou faites contribuera directement à la guerre.

Les divisions de classe et raciales qui détruisent l’homme sont le résultat de la volonté d’être en sécurité. Or, toute sécurité, sauf physiologique, est vraiment l’insécurité. Autrement dit, la recherche de la sécurité psychologique détruit la sécurité physique, et aussi longtemps que nous cherchons la sécurité psychologique, qui crée une société d’acquisition, les besoins humains ne pourront jamais être organisés sainement et efficacement. L’organisation efficace des besoins humains est le rôle réel de la technologie; mais lorsqu’elle est utilisée pour notre sécurité psychologique, la technologie devient une malédiction. Le savoir technologique est destiné à l’usage de l’homme, mais lorsque les moyens ont perdu leur véritable signification et sont mal appliqués, ils pèsent sur l’homme - la machine devient le maître.

Dans cette civilisation actuelle, le bonheur de l’homme est perdu parce que la connaissance technologique est utilisée pour la glorification de la puissance psychologique. Le pouvoir est la nouvelle religion, avec ses idéologies politiques et nationales, et cette nouvelle religion, le culte de l’Etat, a ses propres dogmes, ses prêtres et inquisitions. Dans ce processus, la liberté et le bonheur de l’homme sont complètement bafoués, car les moyens sont devenus un moyen de retarder la fin. Mais les moyens sont la fin, les deux ne peuvent pas être séparés, et parce que nous les avons séparés, on crée inévitablement une contradiction entre les moyens et la fin.

Tant que nous utilisons des connaissances technologiques pour la promotion et la glorification de l’individu ou du groupe, les besoins de l’homme ne pourront jamais être sainement et efficacement organisés. C’est ce désir de sécurité psychologique, par l’avancement technologique qui détruit la sécurité physique de l’homme. Il y a assez de connaissances scientifiques pour nourrir, vêtir et abriter l’homme; mais le bon usage de cette connaissance sera refusé aussi longtemps qu’il y aura des nationalités différentes avec leurs gouvernements souverains et des frontières - qui à son tour donnent lieu aux conflits de classe et raciaux. Alors, vous êtes responsables de la poursuite de ce conflit entre l’homme et l’homme. Aussi longtemps que vous, individu, serez nationaliste et patriotique, aussi longtemps que vous préserverez des idéologies politiques et sociales, vous êtes responsable de la guerre, parce que votre relation avec l’autre ne peut engendrer que confusion et antagonisme. Déceler le faux en tant que faux est le commencement de la sagesse, et c’est cette vérité qui seule pourra apporter le bonheur à vous et donc au monde entier.

Comme vous êtes responsable de la guerre, vous devez être responsable de la paix. Ceux qui sentent cette responsabilité de manière créative, doivent d’abord se libérer psychologiquement des causes de la guerre, et non pas seulement se plonger dans l’organisation de groupes politiques pacifistes - ce qui ne ferait qu’alimenter la nouvelle division et l’hostilité.

La paix n’est pas une idée opposée à la guerre. La paix est un mode de vie, car il ne peut y avoir de paix que lorsque la vie quotidienne est comprise. Ce n’est que ce mode de vie qui peut effectivement relever le défi de la guerre, de classe, et de l’avancée technologique toujours croissante. Ce mode de vie n’est pas la voie de l’intelligence. Le culte de l’intelligence dans l’opposition à la vie nous a conduit tous à notre frustration actuelle, avec ses évasions innombrables. Ces évasions sont devenues beaucoup plus importantes que la compréhension du problème lui-même. La crise actuelle a vu le jour en raison du culte de l’intellect, et c’est l’intelligence qui a divisé la vie dans une série d’actions opposées et contradictoires, c’est l’intelligence qui a refusé le facteur unificateur qui est amour. L’intellect a rempli le cœur vide avec les choses de l’esprit, et ce n’est que lorsque l’esprit est conscient de son propre raisonnement et est capable d’aller au-delà de lui-même, qu’il peut y avoir enrichissement du cœur. Seul l’enrichissement incorruptible du cœur peut apporter la paix dans ce monde fou et batailleur.

Texte original en Anglais