ÉPILOGUE
VERS LA RICHESSE POST-CAPITALISTE
Ici se termine provisoirement notre trajet de réflexion existentielle vers une nouvelle « économie des profondeurs », au-delà des luttes égotiques et des perversions inscrites dans le système, la culture et la mentalité capitalistes.
Reprendre le projet des Lumières.
La clé d’une éthique de l’existence post-capitaliste est de passer d’institutions centrées sur l’incitation matérielle, sur fond d’angoisse existentielle refoulée, à des institutions centrées sur l’humanisation existentielle, incluant nécessairement une dimension spirituelle de prise de conscience et de dépassement de l’angoisse. Il importe avant tout de briser la causalité circulaire qui fait que la logique économique, ancrée dans nos angoisses, inquiétudes et insécurités, les amplifie en s’en nourrissant.
Le principe même de l’économie de marché, c’est-à-dire l’échange multilatéral de produits et de services grâce à la division du travail, n’est certes pas en cause. On imagine bien mal un système économique sans marchés, sans lieux physiques et-ou virtuels à partir desquels puisse s’opérer le transfert des biens matériels et immatériels nécessaires à la vie humaine. Ce qui, en revanche, est crucial, c’est d’une part les moyens d’accès des personnes aux marchés et, d’autre part, ce que les personnes y cherchent. La combinaison entre notre désir de combler notre finitude en surconsommant et notre désir de nous rendre symboliquement immortels en sur-accumulant est une combinaison destructrice de notre humanité. Elle provoque, nous l’avons dit, une synergie perverse entre logique d’accumulation et logique de consommation, entraînant dans son sillage l’aliénation, la pollution et diverses formes plus ou moins explicites de violence économique qui, au bout du compte, feront bien plus que contrebalancer les indéniables avantages que les schèmes d’incitation capitalistes nous ont procurés historiquement.
Nous nous sommes en effet arrêtés à un stade d’évolution anthropologique assez fruste symbolisé par l’homo œconomicus dans lequel, peu ou prou, chacun d’entre nous peut se reconnaître sous ses aspects les moins lucides. Nous avons confié à l’expansion matérielle, à la croissance économique, la tâche de nous faire croître en humanité. Avec le résultat prévisible - déjà très bien anticipé par Marx - que cette croissance nous a aliénés en cessant d’être un moyen pour devenir une fin. Plus exactement, cette croissance est progressivement devenue un moyen « vers rien »...
Car ce rien anthropologique est bien ce qui rend vain le pari de l’éthique économique contemporaine, pari de pouvoir nous écarter de la contre-utopie hobbesienne tout en restant des hommes économiques inconscients de leurs tensions existentielles. Se voulant à juste titre moralistes, les éthiciens contemporains de l’économie ont voulu malgré tout construire leur pensée sur l’humain tel qu’il est, sans voir (ou en acceptant avec fatalisme) que, dans ce cas, le moins mauvais système est bien le capitalisme avec tous ses effets déshumanisants qui, de facto, sont auto-réalisateurs. Laissé à son inconscience existentielle, l’homo capitalisticus ne s’élèvera jamais au-dessus de ce que, comme produit de ce capitalisme, il est et restera.
Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut essayer de ressaisir une racine plus profonde de l’éthique : le désir de l’humain de se rendre meilleur à la lumière d’un Autre que lui-même, désir qui a de tout temps porté le sentiment religieux et la recherche spirituelle. Arracher l’homo capitalisticus à son inconscience existentielle, c’est lui montrer que ce qu’il cherche en vain dans l’existence économique, il peut l’atteindre dans une économie existentielle. S’il est tombé dans la confusion entre l’économique et l’éthique, c’est parce que l’économique est devenu progressivement le lieu d’une « religion du monde 1 » qui, comme telle, ne saurait tenir ses promesses. En effet, s’il est une chose qu’on ne peut promettre à l’humain sans le pousser à sa perte, c’est que le monde de la finitude (aussi beau et bon soit-il) le relèvera de l’infinitude constitutive qui l’habite. Il importe donc de créer lentement, progressivement, sans hâte totalitaire ni impatience prophétique, mais avec une opiniâtreté sans faille, des institutions qui puissent libérer les êtres humains pour la Vie d’infinitude qui jaillit au cœur même de leur existence de finitude.
La tâche, on s’en doute, n’est pas aisée. S’impose une reprise radicale, dans un climat idéologique relativement hostile et désespéré, du projet libéral des Lumières.
Convertir notre autonomie.
Le but de ce livre n’a pas été de brosser un tableau exhaustif du système économique post-capitaliste. Un tel travail serait du reste futile. Les vrais libéraux le savent bien : les caractéristiques d’un système social ne se décrètent pas, elles émergent à partir de l’interaction des personnes dans un espace de liberté et d’autonomie 2. Ce qui importe au plus haut point, c’est ce que nous avons appelé la conversion de l’autonomie. Il s’agit de créer politiquement une société réellement libératrice, c’est-à-dire porteuse des ressources existentielles nécessaires pour que l’angoisse existentielle ne se diffuse pas comme un poison sournois à travers le tissu économique. C’est vers cette fin que tend ce livre. Il souhaite proposer une nouvelle vision de l’Etat de droit, centrée sur la recherche « hérétique » d’une vie communautaire post-capitaliste qui soit libérée des pathologies que le capitalisme engendre quand il est habité par des êtres existentiellement « aveugles » comme nous le sommes encore aujourd’hui.
De multiples initiatives existent déjà, en marge de notre existence capitaliste. Il nous suffit d’élargir notre champ de vision pour les percevoir pleinement et de faire les premiers pas vers une mise en œuvre de ce qu’elles proposent. De nombreuses communautés intentionnelles voient le jour dans notre monde capitaliste occidental depuis des décennies 3, inspirées par le meilleur de notre propre passé d’Occident et par les acquis préservés encore aujourd’hui dans d’autres parties du globe au sein de sociétés qu’on taxera trop facilement de « tribales » ou de « primitives ».
Notre cécité existentielle est la meilleure arme qu’a le capitalisme contre nous. Décillés, nos yeux ne pourront plus supporter bien longtemps la vue de ce que ce système fait de nous. Ouvert, notre regard ne restera plus très longtemps posé sur l’immédiat horizon d’une illusoire croissance sans fin, peuplée de prétendues « nécessités » qui ne sont qu’autant de maillons à nos chaînes. La vie simple, démocratique et égalitaire est « pauvre », et c’est en cela précisément qu’elle est riche : elle est dépouillée des encombrants et illusoires remparts que nous érigeons depuis des siècles contre nos propres peurs 4.
Le spirituel n’est pas optionnel.
Il peut sembler surprenant qu’un livre sur le post-capitalisme mette en exergue la promotion de la méditation, de la réflexivité philosophique sur la richesse et le pouvoir, et plus généralement d’une éducation du corps, de la psyché et de l’esprit. Fonder une politique anticapitaliste sur des « exercices spirituels », est-ce bien sérieux ? Ne nage-t-on pas en plein New Age ? Gageons cependant que le lecteur, arrivé à ce stade du périple, ne doutera plus de l’importance de ces éléments. En effet, c’est bien l’une des caractéristiques les plus pernicieuses de l’aliénation capitaliste que de nous faire croire que l’énergie que nous dépensons et perdons à nous activer quotidiennement est porteuse de spiritualité et de sens existentiel. Insistons-y une fois encore, puisqu’il s’agit là d’un des points d’ancrage essentiels de toute notre démarche dans ce livre : les axiomes capitalistes sont déjà en eux-mêmes une forme de spiritualité, et nous n’avons donc le choix qu’entre des exercices spirituels intra-capitalistes et des exercices spirituels extra-capitalistes.
Les premiers sont ceux que nous pratiquons tous au jour le jour comme travailleurs, consommateurs et dirigeants. Nous les enseignons même, souvent sans nous en rendre compte, à nos enfants. Les seconds sont ceux que choisissent de pratiquer des personnes qui se regroupent dans diverses communautés que nous avons appelées « hérétiques » et que les sociologues appellent aujourd’hui des communautés intentionnelles.
Les communautés intentionnelles sont la base même de l’approche communaliste du politique à laquelle aboutit notre démarche dans ce livre. Elles ne sont pas une simple curiosité ethnologique. Elles ne sont certes pas dénuées de problèmes 5, et rien ne sert de les idéaliser. La figure du militant existentiel est loin d’être stable et établie. Nous avons derrière nous plusieurs siècles d’homo capitalisticus et plusieurs millénaires d’homo sapiens. En d’autres mots, nous vivons avec un héritage de plusieurs millénaires de négligence envers notre « pneuma », notre esprit. Quand il s’agit de lutter contre l’ego et ses multiples peurs, l’espèce humaine a perdu au moins six mille ans 6. N’espérons pas qu’elle atteigne la pleine spiritualisation en quelques décennies.
Tout ce que nous avons dit aux chapitres 2, 3 et 7 à propos du rapport au manque et du désir de pouvoir dans la pseudo-démocratie capitaliste peut donc se reproduire, sous d’autres formes, dans des associations d’économie sociale, dans des collectifs de recherche alternative ou dans des écovillages. Tel responsable d’association rechignera à partager ses conférences sur la simplicité volontaire avec une nouvelle venue, par peur que lui soient ôtées la prérogative et l’autorité dont il a joui jusque-là. Dans tel département de philosophie, des chercheurs travaillant sur l’amour ou l’altérité en viendront à s’éviter par esprit de compétition. Tel écovillage sera déchiré par des luttes d’ego allant totalement à rencontre de l’esprit de mutualité et de solidarité des fondateurs. Dans bon nombre de villages ou de communautés Amish, les adolescents désirent quitter le mode de vie communaliste pour répondre aux sirènes du « progrès » et de la consommation facile. Les exemples d’échecs dans des initiatives communalistes sont très nombreux et, en eux-mêmes, décourageants 7. Pourtant, après la lecture de nos analyses, personne ne devrait plus pouvoir utiliser ces exemples pour plaider en faveur d’une consolidation de l’aliénation au sein de la pseudo-démocratie capitaliste. La joie de l’autolimitation communaliste est une joie ardue, une joie problématique à la lumière d’une évolution passée qui, sans être entièrement négative, ne nous avait encore jamais amenés au seuil d’un saut collectif conscient dans l’inconnu anthropologique.
L’enjeu d’une éthique d’existence communaliste n’est pas de revenir en arrière vers des formes de vie tribale. Une certaine redécouverte contemporaine du « tribalisme », à la faveur d’une relocalisation de bon nombre d’activités économiques et de processus de décision politique, n’est certes pas à exclure 8, tant les contraintes énergétiques qui guettent notre planète sont aujourd’hui criantes 9. Loin de toute glorification facile du « primitif », l’éthique communaliste doit combiner l’émergence spontanée d’activités hérétiques au sein de communautés autonomes et en bonne partie autosuffisantes avec l’ouverture d’un espace public où ces diverses communautés émergentes peuvent s’accueillir mutuellement sans faire renaître les spectre de la concurrence, de l’accumulation et de la croissance à tout prix. Simplification, démocratisation et universalisation nous paraissent, dans cette perspective, le seul pari sensé que puissent nous dicter l’optimisme et le courage.
Une politique qui crée vraiment l’avenir.
Le rôle de l’État et des divers échelons de la décision politique, dans ce pari, est celui de faciliter, d’accompagner et de coordonner. Il est aussi, avouons-le, d’éduquer à la triple éthique de la simplification, de la démocratisation et de l’universalisation. Il importe donc au plus haut point que, sous l’impulsion des communautés hérétiques elles-mêmes, les instances politiques en viennent à oser le pas d’un dépassement de ce que, dans le chapitre 7, nous avons appelé la pseudo-démocratie capitaliste.
À cet égard, le plus important est de ne pas façonner les politiques fiscales et sociales à court terme de telle sorte que ne soient pas bloquées pour toujours les phases plus longues : d’une part la constitution de réseaux complexes et profonds de communautés intentionnelles de développement économique, d’autre part l’institutionnalisation par l’éducation et la culture des exercices de « yoga économique et politique ». Cette tâche semble triviale, et les termes dans lesquels elle est formulée prêtera peut-être à sourire chez ceux qui restent accrochés à un progressisme désormais dépassé. Au contraire, il s’agit sans aucun doute de la tâche politique la plus grave qui soit aujourd’hui. Au fond, les pages de ce livre n’ont eu de cesse de dégager les conditions économiques et politiques permettant l’éclosion d’une véritable citoyenneté critique où un ensemble de militants existentiels se mobilisent par la lucidité existentielle et s’orientent vers une social-démocratie existentielle centrée sur une multitude de réseaux de communautés intentionnelles hérétiques.
Nos instances politiques actuelles, emprisonnées dans l’axiomatique capitaliste, sont rigoureusement incapables d’embrasser un tel projet. C’est du reste légitime, puisque pour l’instant l’existence post-capitaliste n’est pas un horizon « payant » au plan électoral. Raison pour laquelle nous avons tant insisté sur le militantisme par l’exemple et sur les difficultés structurelles auxquelles doivent faire face les communautés existentielles critiques. Le militant existentiel doit relever le défi de s’engager pour son propre compte et son propre intérêt dans les exercices économiques et politiques, tout en ayant la ferme et joyeuse conviction que son cheminement servira d’exemple. Sans cette certitude, un militant existentiel aussi remarquable que le Mahatma Gandhi n’aurait pas pu persévérer.
On nous rétorquera que la politique démocratique ne saurait viser seulement à former des Gandhi, des François d’Assise et des Gautama Bouddha. Le commun des citoyens, entend-on souvent dire, n’est pas à cette hauteur et n’a pas ces latitudes. Le modèle évolutionniste de Ken Wilber, qui nous a permis de structurer notre approche théorique, ainsi que les travaux détaillés de Michael Murphy et de ses collègues à l’Esalen Institute en Californie 10, suggèrent précisément le contraire. C’est bel et bien le fourvoiement culturel et spirituel dans le capitalisme ainsi que dans les systèmes qui l’ont précédé, plus qu’une quelconque « nature humaine », qui explique la distance que le citoyen lambda ressent à l’égard de personnages tels que Gandhi. Nous l’avons déjà dit : au plan de révolution spirituelle, l’humanité actuelle - aussi évoluée et progressiste qu’elle prétende être - n’en est qu’à une très rudimentaire préhistoire. Gandhi, François d’Assise et Bouddha ne sont ni des aberrations dans révolution, ni des vestiges d’un passé désormais trop lointain. Ils sont dans l’avenir. C’est vers cet avenir que doit s’orienter la politique post-capitaliste, et non vers une énième tentative de réforme qui prendrait la « nature humaine » comme immuablement fixée.
Se réjouir trop hâtivement de la montée d’une classe de « créatifs culturels » au sein de notre capitalisme dévorant serait probablement aller un peu vite en besogne. Bon nombre de ces créatifs sont en fait de bons participants au système, et l’arrachement que d’autres ont dû traverser pour vraiment se déconnecter des axiomes capitalistes est bien plus ardu qu’une simple « créativité aux marges ». Il est indéniable que, comme l’affirme Thierry Verhelst 11, une mutation est actuellement en marche. Encore faudrait-il ne pas minimiser le degré d’emprise existentielle de la logique capitaliste sur ceux-là mêmes qui désirent s’y opposer. C’est pour cela que la politique devrait aujourd’hui être indissociablement économique et spirituelle afin de pouvoir proposer aux citoyens que nous sommes des modèles de vie où l’allégement de nos peurs existentielles ne passe plus par l’axiomatique dominante.
Qu’on le veuille ou non, il faut aujourd’hui une avant-garde de pionniers offrant leur militance existentielle en cadeau à une humanité encore engluée dans les rets capitalistes. Mais une avant-garde qui soit réellement soucieuse de la généralisation des modes de vie qu’elle échafaude, et pas seulement de son aura exclusiviste auprès de gens en demande de sens... L’avenir ne sera réellement post-capitaliste que si les «créateurs de culture » deviennent en même temps, au prix d’un travail ardu sur eux-mêmes, des dissolvants d’angoisse existentielle. Bouddha, saint François et Gandhi - pour n’en citer qu’un petit échantillon - furent de cette trempe-là. Il faut reprendre leur geste fondateur face à la menace culturelle et désormais aussi écologique que nous lèguent des siècles de dérive capitaliste. La lutte sociale est à placer à ce niveau.
Des communautés qui ouvrent vraiment nos esprits.
L’une des questions les plus complexes est évidemment celle du rapport entre le communalisme post-capitaliste et l’actuelle mondialisation capitaliste. Les chapitres 8 et 9 ne nous ont pas laissé beaucoup d’illusions quant à la façon dont les diverses communautés émergentes, même mises en réseau, seront traitées par les mécanismes dogma-disciplinaires du capitalisme mondialisé. C’est bien pour cela que nous avons tenu, tout au long de la dernière partie de ce livre, à établir un lien étroit entre la constitution de communautés intentionnelles et la mise en pratique d’exercices spirituels. En effet, n’en déplaise à une certaine sociologie laïcisée à outrance et à la classe politique qui s’appuie sur elle, il n’est tout simplement pas envisageable de lutter contre l’axiome de la croissance matérielle sans lutter simultanément en faveur d’une croissance spirituelle. Articuler nos communautés sur la mise en pratique d’exercices économiques et politiques comme ceux esquissés aux chapitres 6 et 7 nous semble la seule voie de sortie de l’axiomatique dominante et de l’aliénation très spécifique qu’elle nous fait subir depuis des siècles.
Se méfier du terme «spirituel» par peur du communautarisme religieux est certes légitime et même salutaire, mais en rester à cet amalgame serait désastreux. Le spirituel n’est pas le religieux, et surtout pas la religiosité instituée au sein des grands ensembles établis. Dans notre optique existentielle, le spirituel n ’est pas optionnel en ce sens que nous sommes tous, en tant qu’êtres humains, mis en permanence face à notre manque radical, face à notre Désir et à ses dérives possibles. C’est bien pour cela que, comme nos analyses l’ont montré, la pseudo-démocratie capitaliste elle-même offre une forme de « spiritualité » qui ne dit pas son nom. L’hyperactivité sur le champ intégral capitaliste est la forme qu’a pris notre spiritualité aujourd’hui, en rabattant la dimension « esprit » sur la bi-dimensionnalité « corps-psyché ». Il ne s’agit donc pas de savoir s’il faut ou non invoquer une dimension spirituelle, puisque celle-ci existe d’emblée. Il s’agit donc bien de comprendre quelles dimensions spirituelles non encore écloses, quels potentiels humains d’assomption de l’angoisse non encore déployés peuvent être libérés par l’adoption d’axiomes individuels et collectifs nouveaux.
Pour les défenseurs de l’actuelle mondialisation, notre proposition communaliste flaire sans doute dangereusement le protectionnisme. Il faut les rassurer sur ce point, tout en concédant qu’ils n’ont pas entièrement tort. Certes les communautés intentionnelles mises en réseau, si elles ne se contentent pas d’être de simples agrégats de circonstances mais bien des communautés de militants existentiels cherchant à privilégier le relationnel grâce à des « technologies spirituelles » d’allégement de la peur de la mort, seront avant tout centrées sur l’autosuffisance matérielle et sur ce que les écologistes systémiques appellent aujourd’hui la « résilience » de leur communauté. Il s’agit de sectionner autant que possible et autant que nécessaire les boucles de feedback qui unissent la communauté au reste du système économique.
Comme le montre très bien Rob Hopkins, le promoteur de l’idée de « villes en transition », cette quête de résilience sera très bientôt encore exacerbée par la fin de l’âge du pétrole et par l’entrée dans l’âge du climat. Face à l’épuisement inévitable des flux d’hydrocarbures à bas prix et à la nécessité, pour des raisons climatiques, de ne pas se reporter aveuglément sur des énergies fossiles de substitution, la « relocalisation » des activités économiques dans des communautés à petite échelle sera tout simplement inévitable. Pourront effectuer ce changement radical les communautés qui se seront d’ores et déjà dotées d’une culture de la résilience 12. Néanmoins, toujours selon Hopkins, créer une communauté locale résiliente ne signifie en rien éliminer tout commerce. Nous y avons insisté au chapitre 8 : se déconnecter de la logique capitaliste ne signifie pas que l’on tente de produire absolument tous les biens et services localement. Une communauté intentionnelle résiliente commercera avec d’autres communautés grâce à la gestion, par l’Etat, de l’espace inter-communautés, et elle commercera aussi éventuellement avec le reste du monde. Simplement, il est vrai que la résilience locale prescrit de minimiser de tels liens commerciaux, plutôt que de les maximiser comme le veut l’idéologie actuelle de l’interconnexion des économies capitalistes au sein d’un espace de libre-échange globalisé.
Les militants existentiels dont il est question dans ce livre ne cherchent pas à se couper d’autrui par sectarisme. Rappelons qu’il s’agit, par hypothèse, de militants par l’exemple. Leur but n’est pas de s’isoler dans un mépris sourcilleux du monde, mais de revendiquer le droit (d’où l’importance de l’allocation universelle) de cultiver leur espace physique mais aussi spirituel afin de montrer à ceux qui restent sous l’emprise de l’aliénation capitaliste et de ses axiomes qu’une autre existence économique est possible.
Notre approche existentielle de l’économie et de la politique constitue aussi un outil de critique à l’égard des initiatives communautaires. En effet, si la mise en place d’une communauté intentionnelle est guidée avant tout par une pulsion de retrait, voire même par le mépris ou la haine des « autres », avec comme corrélat la conviction que le militant alternatif est plus cosmiquement significatif que le chaland consumériste, l’initiative ne portera pas de fruit vers l’extérieur et pourra à bon droit être qualifiée de sectaire. L’approche existentielle que nous proposons implique que les membres de la communauté hérétique assument en profondeur le lien souterrain qui persiste entre leur propre déconnexion post-capitaliste et l’hyper-connexion de ceux qui n’ont pas encore fait le pas de la critique. En d’autres termes, nous ne pouvons être des militants existentiels par l’exemple (et qui se remettent en question par un cheminement existentiel) que si, fondamentalement, nous considérons l’humanité comme une et solidaire au sein même de ses déchirements et de ses aliénations. La résilience de « notre » communauté doit être acquise comme un cadeau à offrir au reste du monde, comme une source d’inspiration active et non d’agrandissement de soi. C’est précisément cette attitude que la pratique des exercices spirituels, du «yoga économique et politique », encourage et que l’insertion dans un capitalisme aliénant empêche. Pour autant, se déconnecter du capitalisme ne garantit pas l’intégrité, comme bien des déçus de telle ou telle communauté intentionnelle le savent 13.
Devenir « pauvres en esprit ».
Retrouver notre humanité ternaire corps-âme-esprit pour nous spiritualiser en acceptant et en intégrant notre condition psycho-somatique, remettre l’économique à sa juste place d’outil annexe au sein d’une construction d’existences dotées de profondeur, voilà deux tâches fortement complémentaires. Dans le contexte actuel des axiomes capitalistes et de leur profonde emprise, elles ne sauraient être menées qu’ensemble. Se préoccuper aujourd’hui de spiritualité sans faire le lien avec l’économique, c’est se condamner à un autisme abstrait qui, tôt ou tard, sera récupéré dans le giron des forces capitalistes. Se préoccuper d’économie sans faire le lien avec la spiritualité, c’est se condamner à une vision tronquée et dangereuse du social qui, tôt ou tard, débouchera sur une destruction des acquis sociaux-démocrates auxquels tant de nous tiennent.
Elles ouvrent la possibilité d’une redécouverte des vertus de la pauvreté à l’intérieur d’une conduite de vie tournée vers l’esprit. Plus précisément, combiner l’économique et le spirituel en cherchant à inaugurer une social-démocratie post-capitaliste où des communautés hérétiques diverses coexistent grâce à une éthique de la démocratisation, de la simplification et de l’universalisation, c’est ouvrir l’espace socioéconomique à l’esprit de pauvreté. Pauvreté ne signifie pas misère. Pauvreté ne signifie pas déchéance. Pauvreté ne signifie pas jalousie et malheur. La vraie pauvreté est une acceptation profonde du lâcher-prise, du partage convivial et compatissant de la finitude, du besoin réciproque qui nous unit au-delà de nos succès et de nos échecs. Universaliser les revenus, simplifier nos pratiques de consommation et de production, démocratiser nos entreprises, nos collectivités et nos lieux de partage de vie, remplacer l’hyper-rentable par le relationnel : tout ceci peut se faire sans rancune et sans frayeur si le post-capitalisme émerge d’un processus vraiment organique.
Nous sommes de « pauvres » riches et ceux qui, vivant dans la misère, aspirent à notre opulence n’entrevoient pas (comment le pourraient-ils ?) le trajet d’enrichissement appauvrissant qu’ils vont être amenés à parcourir. Si la misère chasse la pauvreté 14, si les démunis de la planète croient que c’est le capitalisme et ses mirages qui vont les sauver d’une existence absurde, c’est que l’aliénation est bien omniprésente jusque dans les lieux où vivent les victimes de notre modernité capitaliste.
Nous ne porterons aucun jugement sur les plus pauvres qui veulent vivre mieux. Militants existentiels, entrepreneurs relationnels, nous orienterons vers eux, volontiers et avec opiniâtreté, la croissance matérielle que nous écarterons de nous. Mais ignorent-ils à quel point c’est la cupidité et la voracité inscrites dans le capitalisme lui-même qui ont contribué à les rendre si miséreux ? À eux la tristesse d’un manque criant d’opulence, à nous la tristesse d’une opulence criblée de manques.
Un autre pauvreté est possible. Une pauvreté radicalement différente, sereine et même joyeuse, est nécessaire. Une pauvreté choisie qui aille de pair avec un arrachement des plus pauvres du monde à leur misère. L’esprit de pauvreté, la pauvreté en esprit, c’est un abandon des prétentions du «petit moi» contemporain, crispé sur ses richesses, scrutant à l’horizon tout ce qui lui échappe encore, cherchant sans cesse et désespérément son salut ailleurs que dans le partage des biens et des voix et dans la sobriété du corps et de l’âme. La pauvreté en esprit est la juste opulence issue d’une autonomie « convertie », d’une liberté qui embrasse le « moi » et les autres en un geste de mutualité. Il faudra encore consommer, mais tout autrement ; encore produire, mais tout autrement ; encore recevoir et redistribuer des revenus, mais dans un tout autre but. L’économie de marchés sociaux, que nous avons seulement esquissée ici 15, n’a pas pour vocation de donner à Sisyphe un nouveau rocher à pousser. Elle veut rendre Sisyphe vraiment heureux, enfin, sans plus de rocher - ou poussant enfin un « autre » rocher.
Propos religieux ? Mots en l’air ou vœu pieux ? Au lecteur d’en juger. Réalisme sans concession, plutôt. Ne nous laissons plus dire que « la Réalité » s’épuise dans les axiomes qui nous gouvernent aujourd’hui. Ayons l’hérésie joyeuse, exigeante et entreprenante. Les voies existent déjà, ça et là. Des pionniers courageux et enthousiastes de la simplicité volontaire, de l’économie sociale et solidaire, de la démocratie radicale, de la vie communautaire intentionnelle, du slow business et de l’allocation universelle les ont déjà ouvertes. Nous n’avons plus aujourd’hui comme frein que notre peur de la fragilité, de la souffrance et de la mort. Tant que nous ne deviendrons pas des militants existentiels constructeurs d’une nouvelle social-démocratie articulant entre elles des communautés radicalement démocratiques qui visent la mise en œuvre libre et libératrice d’exercices de « yoga économique et politique », nous continuerons à subir notre peur et nous imposer les uns aux autres ses multiples ramifications collectives.
Une joie nouvelle.
Le projet communaliste sur lequel débouche notre réflexion effrayera plus d’un lecteur et en laissera perplexes un certain nombre. Cela est dû en partie au fait que nous en sommes arrivés à ce projet par le biais inhabituel d’une critique existentielle de l’économie capitaliste et de son volet politique pseudo-démocratique. Dans cette critique existentielle, les aspects plus sombres de l’humain - le rapport à la mort et le lien entre liberté, pouvoir et angoisse - occupent une place prépondérante. Il ne nous semble pas possible de réduire cette place ou de la maquiller en discours édifiant. Rappelons au lecteur notre précepte de base, qui est de combiner le pessimisme du constat (jusqu’à forcer un certain découragement, voire une certaine angoisse) à l’optimisme du projet. Si nous avons tant insisté sur la résurgence de l’humain « pneumatique » et sur le rôle des exercices spirituels dans l’émergence d’une nouvelle politique et d’une nouvelle économie, c’est que nous ne croyons nullement à la fatalité de l’angoisse. Celle-ci s’enracine dans l’aveuglement, ou dans ce que le bouddhisme appelle très justement l’« ignorance », au sens non pas cognitif mais spirituel du terme. Or, toutes les traditions spirituelles nous le disent, cette ignorance peut être combattue. Il importe simplement de ne pas se tromper de cible et de ne pas faire porter notre lutte sociale seulement sur les mécanismes de répartition des revenus et sur les rapports de force intra-capitalistes. La capacité d’acceptation critique peut, à l’aide des exercices spirituels, nous permettre de combiner changement systémique et changement individuel en sachant que l’on ne peut contribuer à changer le monde capitaliste actuel, avec sa sophistication complexe et ses emprises multiples, qu’en commençant par se changer soi-même afin d’être plus fort intérieurement, spirituellement, pour la lutte politique.
Malgré les multiples appels à la nuance dont nous avons jalonné ces pages, certains lecteurs trouveront peut-être que notre insistance sur la spiritualité ouvre la porte au prémodeme ou à l’obscurantisme. Il faudrait, pour être « moderne », pouvoir se passer du discours sur le spirituel quand on aborde les horizons de l’émancipation post-capitaliste. Mais n’est-il pas paradoxal, surtout après l’échec définitif du marxisme et de sa doctrine de l’« opium du peuple », que ceux-là mêmes qui aspirent à une société post-capitaliste censurent a priori l’évocation des seules ressources qui (du moins selon notre analyse) permettraient de faire advenir cette société ?
Notre projet de libération des axiomes nous semble être, quant à lui, positif et porteur. En d’autres termes, si le chemin qui nous a menés à reconnaître que nos axiomes actuels nous détruisent a été plutôt sombre et décourageant, la voie d’un renouvèlement des axiomes qui gouvernent nos existences est lumineux et enthousiasmant. L’éthique de la simplification, de l’universalisation et de la démocratisation est certes une éthique radicale. Rien de moins ne sera suffisant si nous voulons nous arracher à l’aliénation qui nous emprisonne. Mais c’est une éthique de la joie. Accepter enfin de s’autolimiter en simplifiant son existence matérielle, en instaurant une redistribution radicale des revenus et en partageant les prérogatives du pouvoir, c’est entrer dans une joie inédite. Sans cette joie, rien de bien nouveau n’adviendra en ces temps de « fin de l’Histoire ».
1. Robert H. NELSON, Economies as Religion, Philadelphie, Pennsylvania University Press, 2002.
2. Sur ce point, mais sur lui seulement, nous tombons d’accord avec nos interlocuteurs néolibéraux, dont Hayek.
3. Voir notamment le Communities Directory, op. cit. Pour une discussion générale des divers aspects pratiques des communautés intentionnelles, voir Diane LEAF CHRISTIAN, Creating a Life Together : Practical Tools to Grow, Grabiola Island, New Society Publishers, 2003, et Finding Community : How to Join an Ecovillage or Intentional Community, Grabiola Island, New Society Publishers, 2007. Une présentation plus spécifiques des communautés intentionnelles de développement soutenable se trouve dans Jonathan DAWSON, Ecovillages, op. cit. Pour une discussion plus conceptuelle qui rejoint certaines des problématiques de notre chapitre 8 et en aborde une foule d’autres, voir notamment Helen FORSEY (dir.), Circles of Strength : Community Alternatives to Alienation, Grabiola Island, New Society Publishers, 2003, et le chapitre 5 de Richard HEINBERG, Powerdown, op. cit., ainsi que Rob HOPKINS, The Transition Handbook, op. cit. et Richard DOUTHWAITE, Short Circuit, op. cit.
4. Sur le lien antique entre simplicité, démocratie et pauvreté choisie en lien avec la pensée grecque ancienne, voir notamment Stephanie MILLS, Epicurean Simplicity, Washington, D.C., Island Press, 2002, ainsi que William D. DESMOND, The Greek Praise of Poverty : Origins of Ancient Cynicism, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2006.
5. Voir notamment Barry SHENKER, Intentional Communities: Ideology and Alienation in Communal Societies, Londres, Routledge, 1986.
6. Voir notamment les analyses de Steve TAYLOR, The Fall : The Insanity of the Ego in Human History and the Dawn of a New Era, Hants, 0 Books, 2005.
7. Statistiquement, seulement 10% des communautés «hérétiques» parviennent à se pérenniser dans nos contrées dites développées. En cause à la fois les dérives égotiques des personnes et les sanctions systémiques lourdes qu’inflige le système dominant, et dont nous avons parlé au chapitre 8.
8. Voir notamment la discussion entre deux aborigènes d’Amérique du Nord, GAWITRHA’ et GOWENGANI, « Rediscovering Tribalism », dans Helen FORSEY (dir.), Circles of Strength, op. cit., p. 43-49.
9. Voir notamment Thom HARTMAN, The Last Hours of Ancient Sunlight, édition revue, New York, Three Rivers Press, 2004 ; Richard HEINBERG, Powerdown, op. cit. ; Rob HOPKINS, The Transition Handbook, op. cit.
10. Voir Michael MURPHY, The Future of the Body, op. cit., ainsi que Jeffrey KRIPAL, Esalen : America and the Religion of No Religion, Chicago, University of Chicago Press, 2008.
11. Thierry VERHELST, Des racines pour l’avenir, op. cit.
12. Rob HOPKINS, The Transition Handbook, op. cit., p. 54-77.
13. À ce titre, la tradition monastique a très certainement des enseignements profonds à offrir même aux plus «laïcs» d’entre nous. Voir notamment Fr. BRUNO de Tamié, Répondre par des actes : sur la vie monastique, Paris, Desclée de Brouwer, 2008. On trouvera une présentation très accessible de l’idéal monastique dans les deux ouvrages de Christopher JAMISON, Finding Sanctuary : Monastic Steps for Everyday Life, Londres, Weidenfeld & Nicholson, 2006, et Finding Happiness : Monastic Steps for a Fulfilling Life, Londres, Weidenfeld & Nicholson, 2008.
14. Voir Majid RAHNEMA, Quand la misère chasse la pauvreté, op. cit.
15. Toute discussion plus détaillée et plus approfondie des composantes principales de cette économie de marchés sociaux articulée sur des communautés intentionnelles devra être menée sous l’hypothèse toujours nécessaire (et à ne jamais perdre de vue) que l’homme contemporain aura réussi à prendre en main ses angoisses de fragilité, de souffrance et de mort et à les vivre sur un mode non capitaliste. Sans quoi, comme le sous-entendent d’ailleurs les analystes les plus éclairés comme Richard Heinberg, même s’ils n’adoptent pas explicitement une posture existentielle, les appels à une mutation vers cette nouvelle économie resteront au stade de projet. La social-démocratie existentielle centrée sur des exercices économiques et politiques doit précéder l’avènement d’une économie de « marchés sociaux ».